1848: Protestation de Blanqui contre les massacres de Rouen
Lettre d’Auguste Blanqui au gouvernement provisoire le 2 mai.
« Citoyens, la contre-révolution vient de se baigner dans le sang du peuple. Justice, justice
immédiate des assassins ! Depuis deux mois la bourgeoisie royaliste de Rouen tramait dans
l’ombre une Saint-Barthélemy contre les ouvriers. Elle avait fait de grands
approvisionnements de cartouches. L’autorité le savait.
Des paroles de mort éclataient ça et là, symptômes précurseurs de la catastrophe : il faut en
finir avec ces canailles !
Canailles en effet, qui avaient en février, après trois jours de résistance, contraint la garde
bourgeoise à subir la République !
Citoyens du gouvernement provisoire, d’où vient que, depuis deux mois, les populations de
Rouen et des vallées environnantes n’avaient pas été organisées en gardes nationales ?
D’où vient que l’aristocratie possédait seule l’organisation et les armes ?
D’où vient qu’au moment de l’exécution de son affreux complot elle n’a rencontré devant elle
que des poitrines désarmées ? D’où vient la présence à Rouen du 28ème régiment de ligne, ce
sinistre héros du faubourg de Vaise en 1834 ? D’où vient que la garnison obéissait aux
ordres de généraux, ennemis déclarés de la République, d’un général Gérard, créature et
âme damnée de Louis-Philippe ?
Ils avaient soif d’une sanglante revanche, ces sicaires de la dynastie déchue ! Il leur fallait un
massacre d’avril pour consolation d’un second juillet ! Leur attente n’a pas été longue.
Les journées d’avril, deux mois à peine après la Révolution ; c’est allé vite, citoyens du
gouvernement provisoire !
Et rien n’y a manqué, à ces nouvelles recrues d’avril ! Ni la mitraille, ni les maisons
démolies, ni l’état de siège, ni la férocité de la soldatesque, ni l’insulte aux morts, l’insulte
unanime des journaux, ces lâches adorateurs de la force ! La rue Transnonain
surpassée ! A lire l’infâme récit de ces exploits de brigands, on se retrouve au lendemain des
jours néfastes qui naguère ont couvert la France de deuil et de honte.
Ce sont les mêmes bourreaux et les mêmes victimes ! D’un côté des bourgeois forcenés,
poussant par derrière au carnage des soldats imbéciles qu’ils ont gorgés de vin et de haine ;
de l’autre, de malheureux ouvriers sans défense sous la balle et la baïonnette des assassins !
Pour dernier trait de ressemblance, voici venir la cour royale, les juges de Louis-Philippe, se
ruant comme des hyènes sur les débris du massacre, et remplissant les cachots de deux cent
cinquante républicains. A la tête de ces inquisiteurs est Frank Carré, l’exécrable procureur
de la Cour des Pairs, ce Laubardemont qui demandait avec rage la tête des insurgés de mai
1839. Les mandats d’amener poursuivent jusqu’à Paris les patriotes, qui fuient la
proscription des royalistes.
Car c’est une terreur royaliste qui règne à Rouen, l’ignorez-vous, citoyens du gouvernement
provisoire ? La garde bourgeoise de Rouen a repoussé avec fureur la République au mois de
février. C’est la République qu’elle blasphème et qu’elle veut renverser.
Tout ce qu’il y avait de républicains la veille a été jeté dans les fers. Vos propres agents sont
menacés de mort, destitués, gardés à vue. Les magistrats municipaux Lemasson, Durand, ont
été traînés par les rues, les baïonnettes sur leur poitrine, leurs vêtements en lambeaux. Ils
sont au secret de par l’autorité des rebelles ! C’est une insurrection royaliste qui a triomphé
dans la vieille capitale de la Normandie, et c’est vous, gouvernement républicain, qui
soutenez ces assassins révoltés ! Est-ce trahison ou lâcheté ? Êtes-vous des pleutres ou des
complices ?
Le 14 avril 1834, alors qu’à Lyon les Canuts se révoltent, à Paris, au numéro 12 de la rue Transnonain
(aujourd’hui rue Beaubourg) un coup de feu est tiré, tuant un officier. Les soldats massacrent sans distinction
tous les habitants. Cette scène a été immortalisée par Daumier.
On ne s’est pas battu, vous le savez bien ! On a égorgé ! Et vous laissez raconter
glorieusement les prouesses des égorgeurs. Serait-ce qu’à vos yeux, comme à ceux des rois,
le sang du peuple n’est que de l’eau bonne à laver de temps en temps des rues trop
encombrées ? Effacez donc alors, effacez de vos édifices ce détestable mensonge en trois mots
que vous venez d’y inscrire : Liberté, Egalité, Fraternité !
Si vos femmes, si vos filles, ces brillantes et frêles créatures, qui promènent dans de
somptueux équipages leur oisiveté tissée d’or et de soie, étaient jetées tout à coup à vos pieds,
la poitrine ouverte par le fer des ennemis sans pitié, quels rugissements de douleur et de
vengeance vous feriez retentir jusqu’aux extrémités du monde !
Eh bien allez ! Allez voir, étendus sur les dalles de vos hôpitaux, sur les paillasses des
mansardes, ces cadavres de femmes égorgées, le sein troué de balles bourgeoises, ce sein,
entendez-vous, qui a porté et nourri les ouvriers dont la sueur engraisse les bourgeois !
Nous demandons :
1. la dissolution et le désarmement de la garde bourgeoise de Rouen.
2. L’arrestation et la mise en jugement des soi-disant membres de la cour d’appel, séides
nommés par Louis-Philippe, qui, agissant au nom et pour le compte de la faction
royaliste victorieuse, ont emprisonné les magistrats légitimes de la cité, et rempli les
cachots de républicains ;
3. L’éloignement immédiat de Paris des troupes de ligne, qu’en ce moment même les
réacteurs chassent,