Mémoires du Mouvement Ouvrier

Intervention de Victor Engler, docker rouennais au 5è congrès CGTU Paris 1929

 

5è congrès CGTU Paris-1929

Intervention de Victor Engler

 

Camarades, ce matin, la Fédération des Ports et Docks n’a pas été surprise d’être mise en cause dans le discours d’ouverture de ce Congrès. Nous y sommes habitués. Il y a quelques temps que cela dure et nous sommes heureux de pouvoir enfin nous expliquer publiquement devant ce Congrès que nous avons attendu avec impatience.

Quelle est l’origine de la résolution des Ports et Docks qui a été adressée à tous nos syndicats ? Nos camarades de la majorité confédérale ne cessent de dire que l’on a institué définitivement la démocratie syndicale. Nous leur demandons d’instituer, autant que possible, la franchise entre les militants, quelles que soient leurs tendances.

Devant le Comité fédéral des Ports et Docks, ayant en main la circulaire de la CGTU, j’ai donc cru de mon devoir d’expliquer aux camarades responsables des syndicats des dockers ce qui s’était passé lors d’une grève déclenchée en 1925.

Je n’ai nullement l’intention de froisser personne ici. Bien que n’ayant qu’une éducation de docker, je ne me sers nullement des épithètes blessantes qu’on emploie à mon égard. Mais je tiens seulement à préciser ma pensée.

J’ai appartenu moi-même au Parti Communiste et peu importe les raisons pour lesquelles on m’en a chassé. Cependant, nul ne pourra dire ici qu’étant du Parti, je n’ai jamais manqué à sa discipline. Je fus certainement un communiste plus discipliné que ne le sont quelques-uns qui sont encore membres du parti.

Bref, nous avions en octobre 1925, reçu l’ordre de faire la grève pour manifester contre la guerre du Maroc. J’indiquais tout de suite mes craintes au sujet d’un tel mouvement. J’estimais qu’une semblable grève risquait d’effriter mon organisation syndicale, les patrons étant prêts à employer tous les moyens pour entrer en lutte avec nous. Malgré ce, les instructions étant impératives, je me suis incliné. On avait dit : « Quelles que soient les conséquences, il faut marcher ». J’ai marché et j’ai bien le droit de rappeler ici que c’est moi, aidé par le secrétaire de la Fédération des Mal-Lotis, appartenant au textile de la région parisienne, qui ai mené campagne dans Rouen, où notre syndicat comptait plus de 2000 membres, et dans toute la banlieue en faveur de la grève contre la guerre du Maroc.

Il est tout de même pénible de se voir ensuite accusé uniquement parce qu’on a eu la franchise de déclarer ses craintes et surtout parce que les évènements ont montré qu’on était trop perspicace. Ah, certes, j’aurais préféré que mes pronostics fussent faux. J’aurais préféré me tromper. Mais, hélas ! Mes prévisions se sont réalisées.

Nous avons vu, en face de nous, s’instituer une amicale fasciste que nous avons été impuissants à détruire depuis, même à l’occasion de la grève victorieuse de l’année dernière, et cela uniquement parce que les militants n’avaient pas voulu, dès l’origine, regarder le danger en face.

Toutes ces idées, tous ces faits, je les ai exposés devant le Comité fédéral, mais ne me croyant pas le droit d’influer sur ses décisions, j’ai demandé aux secrétaires fédéraux de poser la question aux camarades des autres ports. A Bordeaux seulement, il nous fut répondu que l’on pouvait faire la grève sans trop de risques. Alors, le Comité fédéral a mis debout sa résolution.

Mais, hélas, c’est la récompense de ceux qui ont le courage de mettre en harmonie leurs pensées et leurs actes. Notre crime, c’est que cette résolution est tombée dans le domaine public, c’est d’avoir vu la presse bourgeoise s’en emparer.

Mais, dites donc camarades, lorsque, à la suite de circonstances dont je n’ai pas à connaître, des dissentiments beaucoup plus graves éclatent entre vous, lorsque vous décidez que le moment est venu de faire un peu de nettoyage dans la maison, lorsque vous en prenez trois et que vous les mettez là, lorsque vous en prenez une seconde série de trois, ce qui fait six, et que vous les mettez encore là et que vous leurs dites : « Voilà votre route, allez-vous-en ! », est-ce que les journaux de la bourgeoisie ne s’emparent pas de ces dissentiments, est-ce qu’ils ne les exploitent pas ?

Chaque fois que la bourgeoisie se rend compte que, dans le mouvement ouvrier, les divergences de vues, quelquefois fondamentales, se produisent, elle ne manque pas de s’en emparer, et ce faisant, elle est dans son rôle. Vous ne pouvez pas vous en montrer surpris et, malgré vous, comme malgré moi, cela continuera.

Gitton a fait état ce matin de la dépêche que nous avons envoyée à notre camarade Ciavaldini…Nous avons pour habitude, quand nous commençons quelque chose de le conduire à bien, et la dépêche que nous avons envoyée ne peut pas vous effaroucher. Elle n’était que la conséquence logique de la résolution prise à notre Comité fédéral. (Rires et protestations).

Vous reconnaîtrez volontiers que vous n’avez rien négligé pour faire connaître au monde ouvrier notre attitude de traîtrise, notre attitude de vendus à la bourgeoisie. Enfin, la classe ouvrière de ce pays nous connaît maintenant sous notre véritable jour.

Eh bien, camarades, malgré cela, vous le voyez, nous ne sommes pas trop émotionnés. Nous nous présentons avec la même facilité devant les assemblées syndicales qu’on se présente ici devant le Congrès confédéral. Nous expliquerons notre attitude aux ouvriers et nous leur dirons : Ce que la V.O. a écrit, ce que l’Humanité a écrit, les tracts qu’on a pu distribuer, les journaux qu’on a pu imprimer ; conservez tous ces documents, relisez-les attentivement, pénétrez-vous de leur contenu et vous qui nous connaissez, qui nous avez vu à l’œuvre, vous serez obligés de conclure qu’il doit y avoir là-dedans une parcelle d’exagération. (Mouvements divers)

Camarades, tout à fait à notre aise, non pas en provocateurs, en êtres cyniques, nous revendiquons hautement nos responsabilités, parce que nous avons le courage de les prendre et d’expliquer pourquoi nous avons agi ainsi. Dans ce Congrès, ici comme à Rouen ou ailleurs, nous ne cherchons pas à gagner personne, nous ne semons pas ce qu’on appelle le boniment de la flatterie, nous restons très ferme sur nos positions. Nous n’emploierons pas la méthode qui consiste à dire à quelqu’un : « Oui, c’est entendu, tu as voté contre nous mais c’est parce que tu n’es pas suffisamment éclairé. Viens par là, suis-nous dans le petit coin là-bas, nous allons t’expliquer pourquoi, dans l’avenir, il faudra agir dans tel sens et te dresser contre Engler. »

Nous nous expliquerons toujours publiquement, les uns en face des autres. Combien, dans ce Congrès, ont pensé comme nous et n’ont pas eu le courage de s’affirmer comme nous l’avons fait nous-mêmes ? (Applaudissements)

Combien d’autres dans ce Congrès ont accepté des deux mains ce genre de résolution, parce qu’ils savaient que, quant au fond, elle ne les engageait pas à grand-chose, eux-mêmes étant incapables de faire quoi que ce fût pour la mettre en application ! (Vifs applaudissements)

Ce que je dis est tellement vrai et le Bureau confédéral et la Commission exécutive ont tellement de talent, je suis obligé de le reconnaître, de mettre tous les militants qui les suivent à leur aise, qu’au lieu d’avoir un mot d’ordre compréhensible pour tout le monde et susceptible d’un contrôle sérieux sur l’attitude et la docilité des masses, on s’est contenté de dire : « Pour ne pas éprouver d’ennuis, si vous pouvez faire la grève générale de vingt-quatre heures, vous devez la faire, c’est un acte révolutionnaire ; si vous ne pouvez faire que la grève d’une heure, il faut la faire, c’est un geste révolutionnaire ; si vous ne pouvez faire que la grève d’une demi-heure, il faut la faire, c’est encore un geste révolutionnaire ; si vous ne pouvez faire que la grève d’un quart d’heure, il faut la faire, c’est encore un geste révolutionnaire ». (Mouvements divers)

Je sais que, dans l’industrie privée, dans certaines boites, malgré la répression patronale et le mouchardage, comme chez nos camarades cheminots, il est encore possible de se laver les mains dix minutes avant que la cloche sonne. On peut affirmer avoir accompli un geste révolutionnaire…(Bruit-Vives protestations-Tumulte)

Camarades, j’ai entendu quelques petites interruptions. Je ne sais d’où elles émanent. Mais je demande aux camarades de ne pas m’interrompre, parce que je suis très dur d’oreille et je ne sais jamais si c’est un compliment ou une enguelade qui m’est adressée. Alors, je puis me dispenser des deux. (Rires)

Je persiste à dire qu’il est possible à des militants qui, au sens propre du mot, n’ont rien fait pour s’élever contre la grève le 1er Août, d’affirmer que les masses qu’ils ont sous leur contrôle ont fait un acte révolutionnaire. Eh bien, avec le camarade Engler ça ne prend pas !

Le camarade Engler se tourne vers le Bureau confédéral et vers la Commission exécutive et il vous dit : « Il y a d’autres moyens plus efficaces de lutter contre la guerre. Il faudrait pour cela, faire comme les camarades dockers font toutes les fois que l’occasion se présente ».

A ce congrès, nous pouvons affirmer que dans tous les ports de France, à Bordeaux comme à Rouen et ailleurs, il nous est arrivé à différentes reprises de refuser d’embarquer les munitions à bord des navires à destinations des petits Etats qui entourent la Russie des Soviets. (Très bien, Très bien ! Vifs applaudissements)

Et cette action a toujours été accomplie par un révolutionnaire de notre acabit.

Je me tourne vers ceux qui, avant que ces munitions s’amènent sur les quais d’embarquement, et ce n’est pas non plus, comme on le prétend souvent, pour dresser les ouvriers les uns contre les autres, mais je demande à nos camarades cheminots qui ont aussi, dans leur grande majorité, accepté la résolution de lutte contre la guerre, de faire l’impossible pour que les munitions n’arrivent jamais ; je me tourne aussi vers nos camarades des Métaux et je leur dis : « Demandez à vos techniciens quels sont les moyens parfaits qui peuvent être employés pour empêcher les munitions de partir quand elles partiront pour une œuvre autre que la révolution ».

Je sais que, lorsque je quitterai cette tribune, des camarades diront : « Engler, toujours le même, mais il n’a rien apporté de positif. Devant le Congrès comme devant les réunions de masse, il ne nous a servi que des plats démagogiques ».

Je serai sans doute démagogue toute ma vie car j’estime que c’est à la racine qu’il faut couper le mal et lorsque nos camarades métallurgiques ne fabriqueront plus de munitions, lorsque les cheminots ne les rouleront plus, nous n’aurons plus besoin, nous dockers, de refuser de les embarquer. (Applaudissements-Bruit)

Je suis absolument convaincu que ces propos font rire la plupart d’entre vous. Riez, camarades, riez toujours, mais pendant ce temps-là, votre influence sur les masses, ne grandit pas, comme vous le dites, et les munitions continuent à se fabriquer. Voilà sur quoi j’attire votre attention.

Je dois remercier aussi les camarades du Troisième rayon (PC) qui ont pensé à nous à l’occasion de l’ouverture de ce Congrès. On nous a fait distribuer un gentil petit papier :

 

            « Travailleurs, Travailleuses,

            Après le coup du complot du 1er Août, après l’attaque contre l’Humanité, la presse bourgeoise passe à l’attaque contre les syndicats unitaires, organisations de défense de la classe ouvrière, le gouvernement tâche d’empêcher, par des procédés fascistes, la tenue du Congrès confédéral de la CGTU. Il interdit aux municipalités ouvrières de délivrer des salles pour les assises de ce Congrès ; en même temps, toute la presse pourrie, Le Peuple, le Popu, l’Ami du Peuple en tête, hurlent contre la CGTU et demandent sa mise dans l’illégalité.

            Camarades, au moment où la lutte contre la vie chère, la rationalisation, la répression et la guerre impérialiste se développent, au moment où grandit le mécontentement dans les rangs du prolétariat, la bourgeoisie et ses valets tentent une suprême manœuvre pour paralyser l’action revendicative de la CGTU, pour empêcher sa lutte courageuse contre la guerre. La bourgeoisie dresse contre la CGTU, contre le mouvement syndical révolutionnaire toutes ses réserves. Elle accorde à la CGT réformiste une salle luxueuse tandis qu’elle mobilise contre la CGTU les forces policières.

            A l’extérieur, l’opportunisme, et la lâcheté à l’intérieur. Le front unique contre-révolutionnaire, de l’Ami du peuple de Coty, à travers le Populaire et ses agents provocateurs, jusqu’aux briseurs de grèves dans la CGTU, les Engler, les Boville, les Schumacher…(Nous formons un joli triumvirat, camarades !)

            Le prolétariat ne se laissera pas faire. Il saura faire échec aux forces coalisées de la répression. Malgré et contre tous, le Congrès de la CGTU se tiendra.

Les ouvriers révolutionnaires organisés et inorganisés sauront défendre leur organisation de classe.

Il faut que le Congrès mette fin à la confusion idéologique.

Voilà nos mots d’ordre : « A bas les réformistes chez nous ! A bas les traîtres socialistes ! A bas l’Union nationale ! Vive la CGTU et le Parti communiste ! » (Applaudissements)

 

Engler : Avec ce qui nous a été décerné avant le congrès, je comprends très bien qu’à son ouverture on nous serve ce qu’on appelle « le plat de résistance ». Cela ne nous fera pas changer. Mais il est tout de même dans le droit des militants de demander, en face des camarades de la majorité confédérale qui nous connaissent, et qui ont vécu avec nous notre action quotidienne, s’il est possible, franchement, qu’on attrape une telle jaunisse dans un délai de dix-huit jours. Je ne peux pas oublier qu’il y a dans ce Congrès des secrétaires fédéraux qui ont été avec moi dans l’action jusqu’à la date du 12 juillet, peu avant le 1er Août. Je veux parler de la fin de la grève des tramways et je demande à ces camarades s’ils peuvent s’associer aux expressions dont on se sert à notre égard.

Comment ! Se dresser courageusement parce qu’on ne veut pas permettre à un parti politique de commander aux ouvriers syndiqués, c’est être un briseur de grève et un jaune ?

Camarades, il se peut qu’après ce Congrès, c’est même fort probable, il y ait encore des ouvriers qui descendent dans la rue par nécessité. Nous verrons si les briseurs de grèves, les lâches, ne continueront pas à faire la besogne qu’ils ont faite. Nous verrons si nous avons changé.

Nous sommes certains que non. Mais que cela vous plaise ou non, nous vous déclarons à ce Congrès que le jour où vous voudrez vous permettre une fois de plus d’abdiquer devant les instructions formelles d’un parti, nous serons encore là pour nous dresser contre cette prétention (Hou !, Hou !)

Vous pouvez faire : « Hou, Hou ! ». Il n’y a qu’une chose qui compte pour nous : ce sont les ouvriers qui placent leur confiance en nous. (Protestations)

Vous pouvez également, et c’est votre droit, protester. Je pense que si vous protestez avec tant de véhémence, c’est parce que vous ne nous connaissez pas. (Rires)

Les ouvriers dockers sont des révolutionnaires, et c’est vous-mêmes qui le déclarez encore dans les colonnes de votre Humanité.

Notre congrès vient de se terminer et à une immense majorité, 25 voix contre 9, malgré votre campagne systématique de dénigrement, malgré vos injures, malgré vos insultes, au Congrès de la Fédération des Ports et Docks, qui a tout de même des effectifs dont nous tenons compte, les ouvriers dockers ont voté pour nous et ils seront servis.

 

 



11/11/2017
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 117 autres membres